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ressorts d’attente qui nous définissent le présent. Elle donne à l’histoire les puissances des romans et des contes. Elle nous fait participer à ce suspens devant l’incertain, en quoi consiste la grande sensation des grandes vies, celle des nations pendant la bataille où leur destin est en jeu, celle des ambitieux à l’heure où ils voient que l’heure suivante sera celle de la couronne ou de l’échafaud, celle de l’artiste qui va dévoiler son marbre ou donner l’ordre d’ôter les cintres et les étais qui soutiennent encore son édifice…

Si l’on abstrait de l’histoire cet élément de temps vivant, on trouve que sa substance même, l’histoire… pure, celle qui ne serait composée que de faits, de ces faits incontestés dont j’ai parlé, — serait tout insignifiante, — car les faits, par eux-mêmes, n’ont pas de signification. On vous dit quelquefois : Ceci est un fait. Inclinez-vous devant le fait. C’est dire : Croyez. Croyez, car l’homme ici n’est pas intervenu, et ce sont les choses mêmes qui parlent. C’est un fait.

Oui. Mais que faire d’un fait ? Rien ne ressemble plus qu’un fait aux oracles de la Pythie, ou bien à ces rêves royaux que les Joseph et les Daniel, dans la Bible, expliquent aux monarques épouvantés. En histoire, comme en toute matière, ce qui est positif est ambigu. Ce qui est réel se prête à une infinité d’interprétations.

C’est pourquoi un de Maistre et un Michelet sont également possibles ; et c’est pourquoi, peut-être, quand ils spéculent sur le passé, ils s’assimilent à des oracles, à des devins, à des prophètes, dont ils épousent l’envergure et empruntent la sublimité de langage ; cependant qu’ils confèrent à ce qui fut, toute la vivante profondeur qui n’appartient véritablement qu’à l’avenir.