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Et que la nuit déjà nous divise, ô Narcisse,
Et glisse entre nous deux le fer qui coupe un fruit !
Qu’as-tu ?
Qu’as-tu ? Ma plainte même est funeste ?…
Qu’as-tu ? Ma plainte même est funeste ?… Le bruit
Du souffle que j’enseigne à tes lèvres, mon double,
Sur la limpide lame a fait courir un trouble !…
Tu trembles !… Mais ces mots que j’expire à genoux
Ne sont pourtant qu’une âme hésitante entre nous,
Entre ce front si pur et ma lourde mémoire…
Je suis si près de toi que je pourrais te boire,
Ô visage !… Ma soif est un esclave nu…
    Jusqu’à ce temps charmant je m’étais inconnu,
Et je ne savais pas me chérir et me joindre !
Mais te voir, cher esclave, obéir à la moindre
Des ombres dans mon cœur se fuyant à regret,
Voir sur mon front l’orage et les feux d’un secret,
Voir, ô merveille, voir ! ma bouche nuancée
Trahir… peindre sur l’onde une fleur de pensée,
Et quels événements étinceler dans l’œil !
J’y trouve un tel trésor d’impuissance et d’orgueil,
Que nulle vierge enfant échappée au satyre,
Nulle ! aux fuites habiles, aux chutes sans émoi,
Nulle des nymphes, nulle amie, ne m’attire
Comme tu fais sur l’onde, inépuisable Moi !…