Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 2, 1931.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cœur de mon époux avec ma personne. C’est un trésor scellé que sa tête, et je ne sais s’il a un cœur. Sais-je jamais s’il me distingue ; s’il m’aime ou s’il m’étudie ? Ou s’il s’étudie au moyen de moi ? Vous comprendrez que je n’insiste pas sur ceci. En résumé, je me sens être dans ses mains, entre ses pensées, comme un objet qui tantôt lui est le plus familier, tantôt le plus étrange du monde, selon le genre de son regard variable qui s’y adapte.

Si j’osais vous communiquer ma fréquente impression, telle que je me la dis à moi-même, et que l’ai souvent confiée à M. l’Abbé Mosson, je vous dirais au figuré que je me sens vivre et me mouvoir dans la cage où l’esprit supérieur m’enferme, — par sa seule existence. Son esprit contient le mien, comme l’esprit de l’homme fait celui de l’enfant ou celui du chien. Entendez-moi, Monsieur. Parfois je circule dans notre maison ; je vais, je viens ; une idée de chanter me prend et s’élève ; je vole, en dansant de gaieté improvisée et de jeunesse inachevée, d’une chambre à l’autre. Mais si vive que je bondisse, je ne laisse jamais de ressentir l’empire de ce puissant absent, qui est là dans quelque fauteuil, et songe, et fume, et considère sa main, dont il fait jouer lentement toutes les articulations. Jamais je ne me sens