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— Vous avez des moyens puissants, ce que vous faites est paradoxe. Vous avez des ciments qui permettent des porte-à-faux de quarante mètres de saillie. Tout cela est très bien, et je vous en félicite. Vous édifiez des gratte-ciel extraordinaires ; mais, mon cher, je ne m’arrêterai jamais devant un gratte-ciel pour croquer quelque détail, tandis que je m’arrête devant une maison ancienne ou devant une église de village, parce qu’il y a là une pierre qui vaut une heure ; il y a une invention, une idée, une solution, çà et là, qui accroche l’œil et l’esprit. Mais je ne m’arrêterai jamais devant votre gratte-ciel de deux cents mètres, parce qu’avec un tire-ligne et un compas, j’en ferai autant dans ma chambre, et que ce gratte-ciel, je le verrai à Tokio et à Vancouver, comme à Honolulu, comme à Marseille, cela n’a aucune importance.

Je sais qu’il y a de la poésie dans ce gratte-ciel. Tout le monde admire l’arrivée à New-York. Mais, voyez-vous, les gratte-ciel, l’architecture puissante, sont faits pour être vus à cent vingt à l’heure, et, si vous vous arrêtez au pied de ces monuments, et voulez les étudier un peu, vous aurez beaucoup trop d’une heure pour y réfléchir.

Nous avons donc substitué des moyens très puissants aux puissances d’action que nous demandions autrefois à nous-mêmes, et il arrive, dans notre domaine, ce qui arrive dans le domaine de la vie physique. Il y a peut-être ici plusieurs personnes qui ne se servent jamais de leurs jambes, sous prétexte qu’il y a des