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bien vivants, des mots… parlants, des mots faits pour la poésie, et qui sont morts, tout à fait morts, aujourd’hui !

Le cas est assez fréquent. Ce n’est pas le fait de la disparition même et de la substitution des termes qui est grave. Cela est la vie même d’une langue. Mais c’est la qualité des disparus, et celle des nouveau-nés qui ne peuvent se comparer qu’avec peine. Nous avons, l’année dernière, malgré quelques oppositions, admis le mot « mentalité », qui n’est pas très séduisant, et le mot « mondial ». Mais comment faire ?…

Cet exemple, entre beaucoup d’autres, montre que la substance de la poésie et de la langue subit une altération qui n’est pas favorable à l’art du poète. Autre remarque, et plus profonde, plus grave peut-être : on constate l’évanouissement croissant des légendes ; les légendes perdent leur force, perdent leur charme, et même à la campagne, où on les trouvait naguère encore vivantes, elles dépérissent et se fixent dans les herbiers du folklore[1]. Mauvais signe !… Dans un recueil aussi riche, aussi curieusement riche que Les Mille et Une Nuits, dont il n’y a point de texte unique, mais un texte et mille textes, selon chaque conteur, la variation est presque la règle. Chaque conteur donne son expression, ajoute et transforme, introduit des allusions locales, des incidents nouveaux, des images à lui. C’est la vie d’une œuvre qui évolue de bouche en bouche. Mais, ici, tout se fige ; nous voyons disparaître la valeur poétique des légendes, elles

  1. J’emploie à regret ce terme étranger, trop facilement adopté en France.