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Le souvenir que je viens d’évoquer nous conduit à méditer un peu sur cette nécessité de la poésie. Il faut que je vous dise d’abord quel sens je donne à cette formule.

Vous avez entendu souvent, c’est une expression qui date du romantisme, traiter les gens de bourgeois. Ce terme, jadis assez honorable, a été, vers 1830, transformé en épithète méprisante à l’adresse de toute personne soupçonnée de ne rien comprendre aux arts. Puis la politique l’a adopté et en a fait ce que vous savez. Mais cela n’est pas notre affaire.

Eh bien, je crois que l’idée que les romantiques se faisaient de cet affreux bourgeois n’était pas tout à fait exacte. Le bourgeois n’est pas le moins du monde un homme insensible aux arts. Il n’est pas fermé aux lettres, ni à la musique, ni à aucune valeur de la culture. Il est des bourgeois fort cultivés : il en est de très raffinés ; la plupart aiment la musique, la peinture, et même il en est d’étonnamment avancés, et qui se piquent de l’être. Il n’est pas nécessairement ce qu’on appelait, au temps classique, un Béotien. Le bourgeois vous le reconnaîtrez facilement, (en admettant qu’il en existe encore, ce qui n’est pas dit…) à ce fait que cet homme, (ou cette femme), qui peut être très instruit, plein de goût, sachant très bien admirer les œuvres qu’il faut admirer, n’a pas, cependant, un besoin essentiel de poésie ou d’art… Il pourrait, à la rigueur, s’en passer ; il peut vivre sans cela. Sa vie est parfaitement organisée en dehors de cet étrange besoin. Son esprit goûte l’art : il n’en vit pas. Il n’a pas pour aliment essentiel et immédiat cet aliment particulier qu’est la poésie.