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unique, sur l’ouïe, qui est le sens par excellence de l’attente et de l’attention. Il constitue, au contraire, un mélange d’excitations sensorielles et psychiques parfaitement incohérentes. Chaque mot est un assemblage instantané d’effets sans relation entre eux. Chaque mot assemble un son et un sens. Je me trompe : il est à la fois plusieurs sons et plusieurs sens. Plusieurs sons, autant de sons qu’il est de provinces en France et presque d’hommes dans chaque province. C’est là une circonstance très grave pour les poètes, dont les effets musicaux qu’ils avaient prévus sont corrompus ou défigurés par l’acte de leurs lecteurs. Plusieurs sens, car les images que chaque mot nous suggère sont généralement assez différentes et leurs images secondaires infiniment différentes.

La parole est chose complexe, elle est combinaison de propriétés à la fois liées dans le fait et indépendantes par leur nature et par leur fonction. Un discours peut être logique et chargé de sens, mais sans rythme et sans nulle mesure ; il peut être agréable à l’ouïe et parfaitement absurde ou insignifiant ; il peut être clair et vain, vague et délicieux… Mais il suffit, pour faire concevoir son étrange multiplicité, de nommer toutes les sciences qui se sont créées pour s’occuper de cette diversité et en exploiter chacune un des éléments. On peut étudier un texte de bien des façons indépendantes, car il est tour à tour justiciable de la phonétique, de la sémantique, de la syntaxe, de la logique, de la rhétorique, sans omettre la métrique, ni l’étymologie.

Voici le poète aux prises avec cette matière mouvante et trop impure ; obligé de spéculer sur le son et sur le sens tour à tour, de satisfaire non seulement à l’harmonie, à la période musicale, mais encore à des conditions intellectuelles variées : logique, grammaire, sujet du poème, figures et ornements de tous ordres,