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adapter la mesure à la sensation, et obtenir le résultat capital de produire la sensation sonore de manière constante et identique, au moyen d’instruments qui sont, en réalité, des instruments de mesure.

Le musicien se trouve donc en possession d’un ensemble parfait de moyens bien définis, qui font correspondre exactement des sensations à des actes ; tous les éléments de son jeu lui sont présents, énumérés et classés, et cette connaissance précise de ses moyens, dont il est non seulement instruit mais pénétré et armé intimement, lui permet de prévoir et de construire, sans aucune préoccupation au sujet de la matière et de la mécanique générale de son art.

Il en résulte que la musique possède un domaine propre, absolument sien. Le monde de l’art musical, monde des sons, est bien séparé du monde des bruits. Tandis qu’un bruit se borne à évoquer en nous un événement isolé quelconque, un son qui se produit évoque à soi seul tout l’univers musical. Dans cette salle où je parle, où vous percevez le bruit de ma voix et divers incidents auditifs, si tout à coup une note se faisait entendre, si un diapason ou un instrument bien accordé se mettait à vibrer, à peine affectés par ce bruit exceptionnel, qui ne peut pas se confondre avec les autres, vous auriez aussitôt la sensation d’un commencement. Une atmosphère tout autre serait sur-le-champ créée, un état particulier d’attente s’imposerait, un ordre nouveau, un monde s’annoncerait et vos attentions s’organiseraient pour l’accueillir. Davantage, elles tendraient en quelque sorte à développer d’elles-mêmes ces prémisses, et à engendrer des sensations ultérieures de même espèce, de même pureté que la sensation reçue.

Et la contre-épreuve existe.