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soustraire à la dissipation naturelle des choses. L’homme a donc fait pour cette émotion supérieure ce qu’il a fait ou tenté de faire pour toutes les choses périssables et regrettables. Il a cherché, il a trouvé des moyens de fixer et de ressusciter à son gré les plus beaux ou les plus purs états de soi-même de reproduire, de transmettre, de garder pendant des siècles les formules de son enthousiasme, de son extase, de sa vibration personnelle ; et, par une conséquence heureuse et admirable, l’invention de ces procédés de conservation lui a donné du même coup l’idée et le pouvoir de développer et d’enrichir artificiellement les fragments de vie poétique dont sa nature lui fait don par instants. Il a appris à extraire du cours du temps, à dégager des circonstances, ces formations, ces perceptions merveilleuses fortuites qui eussent été perdues sans retour, si l’être ingénieux et sagace ne fût venu assister l’être instantané, apporter le secours de ses inventions au moi purement sensible. Tous les arts ont été créés pour perpétuer, changer, chacun selon son essence, un moment d’éphémère délice en la certitude d’une infinité d’instants délicieux. Une œuvre n’est que l’instrument de cette multiplication ou régénération possible. Musique, peinture, architecture sont les modes divers correspondant à la diversité des sens. Or, parmi ces moyens de produire ou de reproduire un monde poétique, de l’organiser pour la durée et de l’amplifier par le travail réfléchi, le plus ancien, peut-être, le plus immédiat, et cependant le plus complexe, - c’est le langage. Mais le langage, à cause de sa nature abstraite, de ses effets plus spécialement intellectuels, - c’est-à-dire : indirects, - et de ses origines ou de ses fonctions pratiques, propose à l’artiste qui s’occupe de le vouer et de l’ordonner à la poésie, une tâche curieusement compliquée.