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1897, il me manda chez lui. Il m’écrivait qu’il avait à me communiquer quelque chose d’importance. Je le trouvai dans sa chambre ; sa chambre et son cabinet de travail, c’était la même pièce. Mallarmé, petit professeur d’anglais et de très médiocre situation de fortune vivait dans un appartement à la fois délicieux et infiniment simple, rue de Rome. Il habitait au haut de la maison un logement infime, magnifiquement décoré des peintures que ses amis personnels, Manet, Berthe Morisot, Whistler, Claude Monet, Redon, lui avaient données. Il me reçut donc dans la petite pièce où, non loin de son lit, était sa table de travail, vieille table carrée aux jambes torses, de bois très sombre. Un manuscrit était devant lui. Il le prit et se mit à lire un texte étrange, plus étrange que ce que je connaissais déjà de lui. Le manuscrit lui-même me sembla si bizarre que je ne pouvais détacher mes yeux de ce papier que Mallarmé tenait. Ainsi m’apparut pour la première fois ce poème extraordinaire qui s’appelle « Un Coup de Dés ». Je ne sais s’il est jamais tombé sous vos yeux. C’était un poème spécialement fait pour donner au lecteur assis au coin de son feu l’impression d’une partition d’orchestre. Mallarmé avait longtemps réfléchi sur les procédés littéraires qui permettraient, en feuilletant un album typographique, de retrouver l’état que nous communique la musique d’orchestre ; et, par une combinaison extrêmement étudiée, extrêmement savante des moyens matériels de l’écriture, par une disposition toute neuve et profondément méditée des blancs, des pleins et des vides, des caractères divers, des majuscules, des minuscules, des italiques, etc., il était arrivé à construire un ouvrage d’une apparence véritablement saisissante. Il est certain qu’en parcourant cette partition littéraire, en suivant le