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presque surannée. Mallarmé avait en quelque sorte reconstruit son être social, sa personne visible, comme il avait reconstitué entièrement sa pensée et sa langue. Il nous offre un exemple tout à fait singulier de récréation de quelqu’un par soi-même, de refonte méditée d’une personnalité naturelle. Rien ne semble plus beau que ce dessein qu’un homme a pu concevoir et accomplir sur sa pensée et sur ses actes, sur son œuvre, et, en somme, sur toutes ses formes d’existence, comme Mallarmé l’a fait.

Les relations avec Mallarmé étaient charmantes. Tous les mardis il réunissait, comme vous le savez, quelques amis autour de lui et nombre d’inconnus. Allait chez lui qui voulait, il était avec tous d’une affabilité égale. Cette grande liberté d’accès n’était pas sans conséquences amusantes. On voyait paraître chez lui, tous les ans, vers la même époque, un Américain très chevelu dont on pouvait se demander s’il avait jamais ouvert un livre de Mallarmé, ni lu une ligne de lui. Cet homme inexpliqué arrivait, s’asseyait, ne disait rigoureusement rien, approuvait de la tête, puis disparaissait. Il manifestait d’ailleurs la plus grande révérence pour Mallarmé. Un jour il écrivit au poète pour lui dire qu’en souvenir des bonnes soirées passées chez lui autour de sa lampe, il avait eu l’idée, un fils lui étant né, de le baptiser Mallarmé. Il est donc actuellement en Amérique un monsieur qui s’appelle Mallarmé sans savoir probablement de qui il s’agit, et pourquoi il porte ce prénom étrange et rare.

Je veux vous rapporter quelques circonstances de mes relations personnelles avec Stéphane Mallarmé. Un jour de l’année