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de rencontrer Leconte de Lisle, qui traversait le jardin à heure fixe pour se rendre de son logement de l’École des Mines, au Sénat, dont il était le bibliothécaire. Il y avait, entre midi et deux heures, sur ce point de Paris, une conjonction de trois hommes illustres merveilleusement dissemblables.

Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas connu Leconte de Lisle en personne. En ce temps-là, sa poésie, dont je n’étais pas du tout sans apprécier la valeur, n’était point cependant celle qui m’attirait. La plupart de mes camarades admiraient Leconte de Lisle. Quelques-uns l’allaient voir. Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas fait comme eux. Tout changement d’idéal s’appuie sur l’idéal que l’on délaisse et le suppose. Leconte de Lisle me semble un peu trop abandonné maintenant. Il me semble que nous n’avons plus d’hommes de cette haute allure. Nul n’a été plus ferme que lui dans la volonté de puissance en ce qui concerne l’art poétique et le grand style.

Vers 1893, il était encore dans sa gloire, mais cette gloire en était au point où la gloire ne se renouvelle plus. Autour de Verlaine et de Mallarmé se concentrait l’activité des jeunes gens.

Mallarmé, que peut-être vous avez lu, ou du moins essayé de lire, est, comme vous le savez, un auteur assez difficile. Je ne vous parlerai pas aujourd’hui de son œuvre, je ne vous dirai que quelques mots de sa personne. Il était l’être le plus délicieux, l’homme le plus affable, le plus courtois qui se pût voir. On se trouvait, quand on allait lui faire visite, reçu par un homme de très petite taille, au visage noble, d’expression grave et douce, aux yeux admirables. Son accueil était d’une grâce exquise et