Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

singularité, et que le règne de l’expression directe, dans un texte, équivaut à la suppression totale de la poésie.

Je n’ai fait que voir Leconte de Lisle. A l’époque où j’habitais le Quartier Latin, je voyais tous les jours, à l’heure du déjeuner, passer deux ou trois hommes considérables. Je prenais mes repas dans un petit restaurant de ce quartier devant lequel, vers midi et quart, paraissait la silhouette d’un homme assez voûté, à courte barbe, à redingote sévère. Il avait les yeux vagues et distraits sous les verres du binocle. Il marchait le long des murs, perdu dans ses pensées, et souvent, de son doigt, il traçait le long des murs des esquisses de courbes : c’était l’illustre géomètre Henri Poincaré. Quelques instants plus tard, la rue retentissait d’un vacarme significatif ; des piétinements, des cris, des jurons annonçaient quelque passage extraordinaire ; on voyait enfin riant et disputant, s’avancer le cortège assez inquiétant de Verlaine. Verlaine y figurait sous les espèces sordides d’un mendiant ou d’un chemineau, porteur d’une casquette et cravaté d’un foulard rouge. Il tenait à la main un gourdin énorme dont il frappait le sol à chaque pas. De temps à autre on s’arrêtait ; les rires éclataient, ou les injures, et la bande reprenait bruyamment son chemin vers la rue Descartes où logeait le poète. Le contraste était remarquable. Il m’amusait de voir se suivre, à quelques minutes d’intervalle, le grand savant abîmé dans ses réflexions et ses ébauches de calcul, et puis ce grand poète errant, inventeur de tant de musique… Je descendais ensuite au Luxembourg dont le bassin, semé de voiles, m’attirait, et je ne manquais pas