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reuse sensibilité doit compenser comme elle peut !… Elle supporte les vacarmes que vous savez ; elle souffre les odeurs nauséabondes, les éclairages follement intenses et violemment contrastés. Notre corps est soumis à une trépidation perpétuelle ; il a besoin, désormais, d’excitants brutaux, de boissons infernales, d’émotions brèves et grossières, pour ressentir et pour agir.

Je ne suis pas éloigné, en présence de tous ces faits, de conclure que la sensibilité chez les modernes est en voie d’affaiblissement. Puisqu’il faut une excitation plus forte, une dépense plus grande d’énergie pour que nous sentions quelque chose, c’est donc que la délicatesse de nos sens, après une période d’affinement, se fait moindre. Je suis persuadé que des mesures précises des énergies exigées aujourd’hui par les sens des civilisés montreraient que les seuils de leur sensibilité se relèvent, c’est-à-dire qu’elle devient plus obtuse.

Cette atténuation de la sensibilité se marque assez par l’indifférence croissante et générale à la laideur et à la brutalité des aspects.

Nous avons, en vue de la culture artistique, développé nos musées ; nous avons introduit une manière d’éducation esthétique dans nos écoles. Mais ce ne sont là que des mesures spécieuses, qui ne peuvent aboutir qu’à répandre une érudition abstraite, sans effets positifs. Tout se borne à distribuer un savoir sans profondeur vivante, puisque nous admettons que nos voies publiques, nos rues, nos places, soient déshonorées par des monuments qui offensent la vue et l’esprit, que nos villes se développent dans le désordre, que les constructions de l’Etat ou des