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besoins chez beaucoup d’individus dont l’esprit ne se nourrit plus, en quelque sorte, que de variations brusques et d’excitations toujours renouvelées. Les mots « sensationnel », « impressionnant », qu’on emploie couramment aujourd’hui, sont de ces mots qui peignent une époque. Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l’ennui. Notre nature a horreur du vide, ce vide sur lequel les esprits de jadis savaient peindre les images de leurs idéaux, leurs Idées, au sens de Platon. Cet état, que j’appelais chaotique, est l’effet composé des œuvres et du travail accumulé des hommes. Il amorce sans doute un certain avenir, mais un avenir qu’il nous est absolument impossible d’imaginer ; et c’est là, entre les autres nouveautés, l’une des plus grandes. Nous ne pouvons plus déduire de ce que nous savons quelques figures du futur auxquelles nous puissions attacher la moindre créance.

Nous avons, en effet, en quelques dizaines d’années, bouleversé et créé tant de choses aux dépens du passé, en le réfutant, en le désorganisant, en réorganisant les idées, les méthodes, les institutions qu’il nous avait léguées, que le présent nous apparaît un état sans précédent et sans exemple. Nous ne regardons plus le passé comme un fils regarde son père duquel il peut apprendre quelque chose, mais comme un homme fait regarde un enfant… Nous aurions parfois l’envie d’instruire et d’émerveiller les plus grands de nos aïeux, les ayant ressuscités pour nous donner ce plaisir.

Souvent, il m’amuse d’imaginer ceci : je m’abandonne à rêver la résurrection de quelqu’un de nos grands hommes de jadis. Je m’offre à lui servir de guide ; je me promène avec lui dans Paris ; je l’entends qui me presse de questions, qui s’ex-