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Comme la faim engendre la vision de mets succulents, et la soif celle de breuvages délicieux, ainsi dans l’attente anxieuse d’une crise, le danger pressenti excite le besoin de voir agir et de comprendre les actes du pouvoir, et développe chez la plupart l’image d’une action puissante, prompte, résolue, délivrée de tous les obstacles de convention et de toutes les résistances passives. Cette action ne peut appartenir qu’à un seul. Ce n’est que dans une tête seule que la vision nette de la fin et des moyens, les transformations des notions en décisions, la coordination la plus complète se peuvent produire. Il y a une sorte de simultanéité et de réciprocité des facteurs du jugement et une sorte de force décisive dans les résolutions qui ne se trouvent jamais dans la pluralité délibérante. Si donc la dictature est instituée, si l’Unique prend le pouvoir, la conduite des affaires publiques portera toutes les marques de la volonté concentrée et réfléchie, et le style d’une certaine personne sera empreint dans tous les actes du gouvernement, cependant que l’État sans visage et sans accent ne se manifeste que comme une entité inhumaine, une émanation abstraite, d’origine statistique ou traditionnelle, qui procède soit par routine, soit par tâtonnements infinis.

En vérité, ce doit être une jouissance extraordinaire, (comme c’est pour l’observateur un spectacle prodigieusement captivant), que de joindre la puissance avec la pensée, de faire exécuter par un peuple ce que l’on a conçu à l’écart ; et parfois de modifier à soi seul, et pour une longue durée, le caractère d’une nation, comme le fit jadis le plus profond des dictateurs, Cromwell, monstre et merveille aux yeux de Pascal et de Bossuet, qui transforma l’âme énergique de l’Angleterre.