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nous. Toute la vue nous vint comme un frais aliment. Là-haut, il faisait si bon que nous sentîmes bientôt un petit besoin à satisfaire. Au bout d’un temps indifférent, la douce égalité du mouvement, du calme nous saisit. La mer, qui me remuait tendrement, me rendait facile. Elle emplissait tout le reste de ma vie, avec une grande patience qui me faisait plaisir : elle m’usait, je me sentais devenir régulier. Les ondes, tournant sans peine, me donnaient la sensation de fumer, après avoir beaucoup fumé, et de devoir fumer infiniment encore. C’est alors que le souvenir édulcoré de maintes choses importantes passa aisément dans mon esprit : je sentis une volupté principale à y penser avec indifférence ; je souris à l’idée que ce bien-être pouvait éliminer certaines erreurs, et m’éclairer. Donc… Et je baissai mes paupières, ne voyant plus de la brillante mer que ce qu’on y voit d’un petit verre de liqueur dorée, portée aux yeux. Et je fermai les yeux. Les sons de la promenade de l’eau me comblaient.

J’ignore comment vint à mon compagnon un désir de parler et de vaincre l’air délicieux, l’oubli. Je me disais : Que va-t-il dire ? aux premiers mots obscurs.

Nippon, dit-il, nous fait la guerre. Ses grands bateaux blancs fument dans nos mauvais rêves. Ils vont troubler nos golfes. Ils feront des feux dans la nuit paisible.

Ils sont très forts, soupirai-je, ils nous imitent.

Vous êtes des enfants, dit le Chinois, je connais ton Europe.

D’un sourire alors tu l’as visitée.

J’ai peut-être souri. Sûrement à l’ombre des autres regards, j’ai ri. La figure que je me vois seul, riait abondamment, tandis que les joyeux moqueurs qui me suivaient et me montraient du doigt n’auraient pu supporter la réflexion de leur propre rire. Mais je voyais et je touchais le désordre insensé de l’Europe. Je ne puis même com-