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tais puissamment, entre tous ces passants, que passer était notre affaire ; que tous ces êtres et moi-même ne repasserions jamais plus. J’éprouvais avec un amer et bizarre plaisir la simplicité de notre condition statistique. La quantité des individus absorbait toute ma singularité, et je me devenais indistinct et indiscernable. C’est bien là ce que nous pouvons penser de plus vrai au sujet de nous-mêmes.

Un jour, las de la foule et de la solitude, je décidai d’aller faire visite au poète Henley. Mallarmé, qui l’aimait beaucoup, m’avait parlé de lui. Il l’avait peint d’un mot : « Vous lui verrez une face de lion », m’avait-il dit.

William Henley me reçut beaucoup mieux que courtoisement, dans le cottage qu’il habitait sur les bords de la Tamise, à Barnes.

Le vieux poète m’imposa d’abord par cet air de visage assez formidable qui avait frappé Mallarmé. Mais, dès les premiers mots, ce fauve à tête forte et vraiment léonine, ornée d’une crinière épaisse et d’une barbe de poil roux et blanc, me mit à l’aise ; et bientôt, un peu trop à l’aise. Jovial, se prenant à parler français d’une voix chaude et profonde, très marquée d’accent, il me fit entendre un langage dont la vigueur et la verdeur me saisirent. Cela sonnait ou dissonait étrangement dans l’atmosphère assez victorienne de son petit salon. Je n’en pouvais croire mes oreilles. (C’est là une expression tout usée, mais une figure admirable.)

Henley, avec de grands éclats de rire et une joie enfantine que ma stupeur très visible excitait et ravivait à chaque instant, me contait des choses énormes, qu’il débitait dans un argot d’une crudité et d’une authenticité surprenantes.