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Socrate

Cela est divin. J’ai entendu, cher Phèdre, une parole toute semblable, et toute contraire. Un de nos amis, qu’il est inutile de nommer, disait de notre Alcibiade dont le corps était si bien fait : En le voyant, on se sent devenir architecte !… Que je te plains, cher Phèdre ! Tu es ici bien plus malheureux que moi-même. Je n’aimais que le Vrai ; je lui ai donné ma vie ; or, dans ces prés élyséens, quoique je doute encore si je n’ai pas fait un assez mauvais marché, je puis imaginer toujours qu’il me reste quelque chose à connaître. Je cherche volontiers, parmi les ombres, l’ombre de quelque vérité. Mais toi, de qui la Beauté toute seule a formé les désirs et gouverné les actes, te voici entièrement démuni. Les corps sont souvenirs, les figures sont de fumée ; cette lumière si égale en tous les points ; si faible et si écœurante de pâleur ; cette indifférence générale qu’elle éclaire, ou plutôt qu’elle imprègne, sans rien dessiner exactement ; ces groupes à demi transparents que nous formons de nos fantômes ; ces voix tout amorties qui nous restent à peine, et qu’on dirait chuchotées dans l’épais d’une toison ou dans l’indolence d’une brume… Tu dois souffrir, cher Phèdre ! Mais encore, ne pas assez souffrir… Cela même nous est interdit, étant vivre.