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elles sont. Une froide et parfaite clarté est un poison qu’il est impossible de combattre. Le réel, à l’état pur, arrête instantanément le cœur… Une goutte suffit, de cette lymphe glaciale, pour détendre dans une âme, les ressorts et la palpitation du désir, exterminer toutes espérances, ruiner tous les dieux qui étaient dans notre sang. Les Vertus et les plus nobles couleurs en sont pâlies, et se dévorent peu à peu. Le passé, en un peu de cendres ; l’avenir, en petit glaçon, se réduisent. L’âme s’apparaît à elle-même, comme une forme vide et mesurable. — Voilà donc les choses telles qu’elles sont qui se rejoignent, qui se limitent, et s’enchaînent de la sorte la plus rigoureuse et la plus mortelle… Socrate, l’univers ne peut souffrir, un seul instant, de n’être que ce qu’il est. Il est étrange de penser que ce qui est le Tout ne puisse point se suffire !… Son effroi d’être ce qu’il est, l’a donc fait se créer et se peindre mille masques ; il n’y a point d’autre raison de l’existence des mortels. Pour quoi sont les mortels ? — Leur affaire est de connaître. Connaître ? Et qu’est-ce que connaître ? — C’est assurément n’être point ce que l’on est. — Voici donc les humains délirant et pensant, introduisant dans la nature le principe des erreurs illimitées, et cette myriade de merveilles !…