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la réalité directe, aussi détaché du Passé et des prochains phénomènes et des liens de sa mémoire matérielle qu’un Edgar Poë en ces étranges poèmes où tout de cette vie est oublié ! — Ainsi, se manifestera l’indicible correspondance, l’intime infinité qu’il faut discerner, sous des voiles habituels et mensongers, entre deux incarnations de l’art, entre la façade royale de Reims, et telle page de Tannhauser, entre l’antique magnificence d’un grand temple héroïque et tel suprême andante brûlant de flammes glorieuses !

Un jour, le palais, le sanctuaire érigera les lueurs de ses frontons inconnus, proclamant l’âme vibrante et résonnante de l’artiste. Lui, n’aura fait que pétrifier et fixer dans la durable ordonnance des matériaux la clarté céleste et les ombres émues dont les mesures et les accords des orchestres auront confié l’immense spectacle à son cœur ! Toute sa pensée sera reflétée dans l’œuvre, et sur la façade miraculeuse il y aura des tristesses reposées et de brillants sourires.

Mélancolies et sourires et charmes insaisissables, le créateur s’en sera abreuvé dans les fleuves spirituels dont nous avons parlé.

Car les cuivres sont resplendissants comme des portes d’or, et les cordes étirées sur les violons versent avec une tendresse sacrée l’ineffable lumière de vitrail qui aime les cœurs merveilleux des ciboires ; car les orgues liturgiques creusent pour le rêve des coupoles dans des saphirs et d’énormes dômes pleins de tonnerre ; mais les flûtes s’élancent comme de graciles colonnettes, si hautes qu’un vertige les couronne ; et d’autres instruments et les voix humaines semblent scintiller afin d’illuminer le chœur balsamique et nocturne où l’Être souffrant et triomphant officie pour la déplorable foule !