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SOCRATE

L’homme qui mange, disent-elles, il nourrit ses biens et ses maux. Chaque bouchée qu’il sent se fondre et se disperser en lui-même, va porter des forces nouvelles à ses vertus, comme elle fait indistinctement à ses vices. Elle sustente ses tourments comme elle engraisse ses espérances ; et se divise quelque part entre les passions et les raisons. L’amour en a besoin comme la haine ; et ma joie et mon amertume, ma mémoire avec mes projets, se partagent en frères la même substance d’une becquée. Qu’en penses-tu, fils d’Acumène ?

ÉRYXIMAQUE

Je pense que je pense comme toi.

SOCRATE

Ô médecin que tu es, j’admirais silencieusement les actes de tous ces corps qui se nourrissent. Chacun, sans le savoir, donne équitablement ce qui leur revient, à chacune des chances de vie, à chacun des germes de mort qui sont en lui. Ils ne savent ce qu’ils font, mais ils le font comme des dieux.