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de colonels ou de généraux tués à Waterloo, affluaient dans ces sociétés de bas étage, très-achalandées de femmes à parties et d’escrocs de profession.

Chaque maison de bouillotte avait son commandant.

On y rencontrait le commandant vénérable, à cheveux blancs, et le commandant aux moustaches en croc et duelliste.

Le commandant vénérable prononçait en dernier ressort sur les erreurs contestées, sur les coups douteux. Bienveillant et paternel, il apaisait, il conciliait, il rapprochait les querelleurs, et tous ceux que les pertes d’argent entraînaient à faire du bruit.

Le commandant vénérable jouissait de toutes sortes de privautés ; il jouait sur parole ; il était l’ami et le conseiller des femmes à succès ; il n’abusait que rarement, et dans des occasions sûres, de la confiance qu’il inspirait ; les nouveaux venus s’estimaient presque heureux d’être grugés par lui : tous ceux qui, en faisant sa partie, perdaient quelques pièces d’or, il les tutoyait ; il les indemnisait en familiarités, il les remboursait en camaraderies.

Le commandant à moustaches en croc, témoin obligé de tous les duels, racontait souvent ses campagnes. On tremblait surtout devant les commandants qui se pavanaient d’avoir échappé à l’incendie de Moscou et aux glaçons de la Bérésina.

Le commandant à moustaches en croc portait l’habit boutonné. Il avait la parole brève ; on trouvait tout naturel qu’il ne pliât jamais sa serviette, qu’il ne payât jamais son dîner et qu’il versât dans son café, sous forme de gloria, un très-grand nombre de verres d’eau-de-vie