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était fermé ; à six heures, il me restait à peine de quoi dîner mes amis et moi.

Riche de neuf à dix mille francs et d’un grand nombre de châteaux en Espagne le matin, j’étais le soir sans le sou et sans illusions. Nous enterrâmes gaiement à table ma fortune et mon bonheur au jeu, et le lendemain matin, je me réveillai le cœur et l’esprit libres, presque heureux de reprendre ma vie passée de travaux et d’études et d’en finir avec cette vie soucieuse et passionnée de joueur de profession.

Mais Boileau, dans la satire des Femmes, trahit plus d’un secret du cœur humain :


Dans le crime, il suffit qu’une fois on débute :
Une chute toujours attire une autre chute.
L’honneur est comme une île escarpée et sans bords :
On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors.


Je ne rouvris pas mes livres sans subir quelques distractions. Le joueur reparut : je me fis de durs reproches d’avoir manqué de tenue, d’avoir voulu courir après mon argent. Je n’imputais plus de torts à la fortune, je me les imputais à moi-même ! j’estimai même bientôt qu’elle pourrait me protéger encore. Je trouvai moyen, pour la première fois de ma vie, d’emprunter mille écus, et malgré tous mes serments, malgré l’expérience de la veille, en une seule journée je perdis mes mille écus. Voilà où peuvent conduire la vente d’un squelette et un dîner d’amis !

Heureusement, de si rudes épreuves me rendirent à la raison et je fus effrayé des dangers que j’avais courus.