Page:Véron - Mémoires d’un bourgeois de Paris, tome 1.djvu/36

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pendant près de trois mois, je gagnai ainsi, jamais moins de cent francs par jour, et souvent de plus grosses sommes. Je continuai toujours mon service d’interne ; mais brouillé avec mes livres, menant ce qu’on appelle vie joyeuse, courant les restaurateurs, les théâtres, ayant pour la première fois un gros argent dans mon gousset, et pour un étudiant, des sommes considérables dans mon secrétaire.

Les tailleurs et les bouts de tables louaient ma tenue au jeu. Un ponte, un joueur de profession, que je n’avais jamais vu, m’arrêta un jour vers l’heure du dîner dans les galeries du Palais-Royal : « Monsieur, me dit-il, je n’ai rien à vous demander ; mais je vous ai vu jouer ce matin ; permettez-moi de vous donner la main : on ne joue pas avec plus de bonheur et plus de bon sens. »

Je savais m’arrêter dans le gain, et souvent j’avais ainsi le chagrin de ne jouer qu’un quart d’heure par jour. Que le temps me pesait le reste de la journée ! Le gain du jeu jette dans le cœur toutes sortes d’immoralités ; et rien surtout n’abrutit plus l’esprit, rien n’y éteint plus vite le goût du travail, de l’étude ; rien n’inspire un plus vif dédain de toute affaire, un plus profond mépris de tout devoir, que ces richesses d’un moment que la fortune vous prête pour se donner la joie de vous en dépouiller. Je ne parle que du joueur qui gagne ; qu’aurais-je à dire du joueur qui perd ?

Dans cette ivresse oisive, fébrile et inquiète de bénéfices persévérants, il m’en coûtait chaque jour davantage de m’en tenir à des bénéfices limités. « Si j’avais joué plus gros jeu, me disais-je, je détenais une sérieuse fortune. »