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coin dû la rue Laffilte, et jetant un regard dédaigneux sur tous ceux qui se trouvaient dans le café : « Je ne trouverais pas ici, disait-il, à qui donner le moindre coup d’épée ce matin. » Il arriva qu’un monsieur à lunettes lui répliqua ainsi : « Vous vous trompez, monsieur ! donnez-moi votre carte. » On lisait sur cette carte : Le comte de****. Le monsieur à lunettes donna la sienne, c’était le marquis de****. « Monsieur le comte, lui dit le marquis, avec la plus railleuse tranquillité, je ne me gêne jamais ; je ne me dérange pour rien au monde de mes habitudes ; je me lève tard ; nous ne nous battrons donc demain qu’à midi. » Puis le marquis appela le garçon : « Tenez, lui dit-il en lui remettant la carte du comte, voici deux mille francs ; allez aux pompes funèbres commander un enterrement de première classe pour monsieur dont voici le nom et le titre. L’enterrement sera pour après-demain. Je veux que M. le comte soit enterré comme un marquis. » Le duelliste intimidateur fut à son tour intimidé, et l’affaire s’arrangea.

Un officier français dit à un officier suisse : « Je ne voudrais pas servir comme vous pour de l’argent. Nous, Français, nous servons pour l’honneur. — C’est vrai, monsieur, répliqua l’officier suisse, nous servons tous les deux pour ce qui nous manque. » Et de là un duel à mort.

Dans cette société polie, chevaleresque, on vit surtout des questions d’art passionner les écoles, les parterres de nos théâtres, les académies et les salons. La paix avait renversé toutes les barrières élevées par la guerre entre toutes les grandes nations, dont la langue et la littérature offrent tant de dissemblances et de contrastes ;