Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/95

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des routes. — M. Bernard d’Isgny me reçut avec affabilité dans son verdoyant domaine, dont j’eus à visiter l’étendue cadastrale. Après le déjeuner, servi dans une salle toute tapissée de très riantes et très rares faïences de tous styles, de toutes provenances et très ingénieusement disposées sur les dressoirs, les buffets, les crédences anciennes et sur les murailles, l’excellent homme » la mine épanouie, L’œil en gaieté, me mît la main sur l’épaule avec une cordialité émue :

« Et maintenant, dit-il allons prendre le café dans la pharmacie des remèdes de l’âme, comme disait si sagement le Roi Osymandias ;
Vignette de Tony Johannot pour
Le pont de la vie.
passons, si vous le voulez bien, à la Bibliothèque, chez nos grands Amis détection ; suivez-moi. »

Au premier étage du Château, s’ouvrant, par deux larges fenêtres à petites vitres anciennes, sur un délicieux tapis de verdure borné à l’horizon par de blanches futaies d’ypréaux, la Bibliothèque d’Isgny occupait plus de cent vingt mètres carrés de murailles. Les livres reposaient par deux rangs sur de profonds rayons de bois clair, ou chaque volume jouait à l’aise, sans trop décompression ou de mise à l’alignement. On ne sentait pas la bibliothèque de parade, mais l’agencement méthodique et sans prétention du véritable bibliophile abstracteur de quintessences littéraires. La lumière égayante du dehors se répandait également de toutes parts avec la placidité radieuse des intérieurs hollandais. C’était bien le décor rêvé par le philosophe qui se veut retirer du monde, et, dès rentrée, le charme de cette thébaide me pénétra si vivement que je ne pus dissimuler mon ravissement au savant châtelain, qui épiait malicieusement mon étonnement mêlé d’envie.

« Bravo ! le nid vous plaît ! cria-t-il avec un éclat de belle humeur. — Voyez-vous, c’est ainsi que j’aime passer en revue mes bataillons d’auteurs aimés, en pleine lumière rustique, dans le miroitement du soleil, sur ces solides rayons qui supportent tant de gloires ! Je n’ai point, comme dans vos petits intérieurs parisiens, des bibliothèques damerettes ou les reliures montrent leurs ors sous des vitrines noyées dans le clair obscur ; il me semble que tout le jour du ciel, tout l’air de la nature, conviennent mieux à ces brillants écrits où l’âme humaine s’agite, se soulève, chante, pleure ou se met en ironie d’elle-même. La postérité, que nous représentons vis-à-vis de ces livres, c’est déjà le jugement dernier, et le décor me paraît aussi lumineux qu’il convient.

« Permettez-moi de vous guider : Ici, à gauche : Taïaut ! taïaut ! ce sont les livres de vénerie, de chasse, d’équitation, d’escrime, de