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tions qui se présentaient ; il aimait a citer ses auteurs, mais en dehors des citations courantes et des textes banaux : avec grâce, sans pédanterie, d’un ton enjoué qui aérait ce que son érudition pouvait avoir de renfermé, de lentement accumulé et d’austère.

Le jour où je lui parlais des attractions toujours renaissantes de la passion bouquinière et du compagnonnage fidèle et fortifiant de nos amis les Livres, son œil s’alluma tout à coup comme un phare tournant :

« Vous les aimez ? m’interrogea-t-il, avec un éclat de joie.

— Si je les aime !… lui dis-je, mais je les chéris à l’égal de la Grande Bleue qui nous captive, car ils représentent l’infini de l’entendement humain et l’océan des idées ; un océan à la fois soulevé par le vent de la douleur et de la désespérance, caressé par la brise des ambitions morales, un océan berceur dont jamais nous ne nous lassons, car il recèle la houle tumultueuse du génie, l’azur limpide du talent et la petite vague frisée de la fantaisie… Si j’aime les livres !… mais vous-même ? »

Pour toute réponse, il me tendit franchement la main à l’anglaise. « Venez demain, dit-il, la-bas, à Isgny ; vous verrez mon Océan, l’autre, celui dont vous parlez si bien. Soyez là, à l’heure du déjeuner, nous aurons l’après-midi à nous, pour nous plonger et nager à pleines brasses dans l’infini des pensers élevés. Ny manquez pas. Je vous attends. »

Le château d’Isgny m’apparut comme une solide demeure normande, bâtie en silex et en briques, couverte d’ardoises découpées en losange, avec de vastes communs et un vieux parc à hautes futaies relié naturellement à des prairies lointaines. Cette antique gentilhommière bien située, à mi-côte, et arrosée par la rivière la Sane, dont les eaux vives et transparentes miraient le ciel et le feuillage, avait les apparences d’une retraite calme et heureuse qui mettait en ap petit d’y vivre et de s’y reposer dans une philosophie digne d’Horace et de Virgile.

L’ancien Lieutenant de Louveterie y avait orné son existence dans un célibat très réfléchi, après avoir donné la première partie de sa vie au tourbillon du monde et a l’intérêt des voyages. Peu de valetaille dans cette solitude, et, pour tout équipage, un cabriolet très Louis-Philippe, encore assez confortable et qu’une vieille jument du Calvados emportait vivement dans la poussière