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VENTE PUBLIQUE
pour cause de décès

Le dimanche 27 mai 188… et jours suivants, à une heure et demie du soir, Adjudication de la Bibliothèque de feu M. Léon Bernard d’Isgny, ancien Lieutenant de Louveterie. — La Dite Bibliothèque composée d’environ Douze Mille volumes rares et curieux, livres anciens et modernes, ouvrages de littérature, d’histoire, de religion, voyages, romans, mémoires, traités de chasse, de fauconnerie, d’équitation ; histoire des provinces, nombreux livres illustrés du xixe siècle, collection précieuse d’écrivains romantiques, etc., etc., dont la vente aura lieu au Château d’Isgny, par Ouville-la-Rivière, à 16 kilomètres de Dieppe. — Notaire, M. Grandcourt, à Varangeville.

C’était tout, — mais, dans la concision de sa teneur, cette affiche me bouleversait littéralement. — Bernard d’Isgny était mort, sa bibliothèque mise à l’encan, ses Romantiques dispersés !… Cette simple succession de faits logiques appris par cette banale annonce m’ahurissait et j’hésitais a y donner croyance. — J’écrivis donc aussitôt à Me Grandcourt, à Varangeville, qui s’empressa de me confirmer la véracité de ces nouvelles troublantes. Bernard d’Isgny était mort au mois de janvier précédent, ne laissant aucun Testament, et ses héritières indirectes, les demoiselles Bellefeuille de Saint-Aubin-Offranville, avaient décidé la vente a l’amiable du Château et la mise aux enchères de la Bibliothèque.

Le pauvre vieux Lieutenant de Louveterie ! Je ne pouvais me faire à l’idée de cette disparition ! — Je l’avais connu dix ans auparavant sur la petite plage déserte de Quiberville, où il avait campé un petit chalet dominant la mer, sur la falaise de Sainte-Marguerite, aux avant-postes de sa propriété, à six kilomètres de son manoir.

Nous nous étions liés, grâce à la solitude de notre villégiature, dans le bercement un peu brutal d’une mer houleuse, à huit cents mètres au large, et tous deux nageant avec force, en dominant la houppée du flot, nous étions revenus au rivage, à travers les courants de la marée montante, bavardant à distance d’une voix forte au milieu du jeu d’escarpolette des hautes vagues.

Aussitôt revêtus, nous avions fait une réaction commune sur le galet, en lançant, dans les arrêts d’une promenade hâtive, des pierres au loin.

— C’était un grand quinquagénaire maigre, mais solidement découplé, la chevelure grise en broussaille, la moustache retroussée et la barbiche en pointe, comme un capitan de Velazquez.