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elles conduisaient les eaux par des trous dans le grenier de Guillemard et de là dans les gouttières. Maintenant, il pouvait pleuvoir sur la bibliothèque.

Restait l’autre ennemi, la garnison de souris. Hélas ! tous les chats du pauvre bibliophile avaient péri ; l’un après l’autre ils avaient été pris et pendus. N’importe. Guillemard escalada encore le mur avec une nouvelle armée de matous. La souris est si prodigieusement féconde, que les pertes causées par la dent des premiers chats étaient déjà réparées. Il y eut un nouveau carnage, puis de nouvelles pendaisons, Guillemard s’obstina. Comme il revenait de porter son troisième sac de chats, il mit le pied sur un des pièges à loups semés dans le jardin. Par bonheur, le piège mordit sur sa bottine ; l’héroïque Guillemard, malgré sa souffrance, put dégager son pied en laissant la bottine aux dents de fer du piège.


IV


Une année, deux années, cinq années s’écoulèrent, années de défis, de ruses, de stratagèmes, de véritables combats. Joliffe et Bicharette s’étaient depuis longtemps lassés d’attendre le décès de Mlle Sigismond. Le sympathique Raoul était resté sur la brèche, vaillant et obstiné. Un beau jour, Mlle Sigismond parut renoncer à la lutte ; elle négligea de démolir les réparations nocturnement exécutées sur le toit, et elle laissa les chats de Raoul s’engraisser aux dépens des souris garnisonnant dans la place.

L’incognito de Raoul était depuis longtemps percé à jour ; il avait laissé repousser sa barbe et teignait ses moustaches dans l’espoir de toucher un jour le cœur de la petite nièce d’Éléonore, arrivée à l’âge de onze ans. Hélas ! que d’années encore à passer dans ce doux espoir !

Comme il rentrait un soir d’une séance à la salle Sylvestre, la cuisinière de Mlle Sigismond lui apporta une lettre. Ô bonheur ! Ô rêve ! Mlle Éléonore s’adoucissait ! Touchée par la persévérance de Raoul, elle lui déclarait à brûle-pourpoint qu’elle consentait à l’épouser, si ses sentiments pour la bibliothèque n’avaient pas changé. Mariage de raison, disait-elle.

Pour acquérir le lot de livres merveilleux délaissés par Sigismond, il fallait prendre cet exemplaire atrocement défraîchi de Mme Ève : l’héroïque Raoul n’eut pas une seconde d’hésitation.

Et c’est ainsi qu’un soir, après le repas de noces, plus solennel qu’il n’eût voulu, Raoul, le cœur battant d’un indicible émoi, obtint de l’épou-