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train de lui dépeindre ses malheurs ; puis, considérant que ce monsieur en habit était bien vêtu pour un quémandeur, elle le somma de s'expliquer plus clairement.

Pauvre demoiselle Sigismond, elle ne s’attendait pas à la secousse. Elle comprit enfin, car tout à coup ses pommettes sculptées au couteau rougirent, son grand nez se colora et les crins des trois verrues semées sur son gracieux visage se hérissèrent brusquement sous le coup d’une stupeur violente. Alors, avec une sorte de gloussement étouffé, elle se leva de sa chaise en portant la main sur son corsage comme pour comprimer les battements de son cœur.

Raoul prit cela pour un commencement de tendre émotion ; cessant un instant de glisser des regards en coulisse du côté de la cour, il s’efforça de donner à sa voix de douces inflexions et frappa le grand coup :

« Oui, mademoiselle, je sais tout ce que cette démarche a d’irrégulier, mais j’ai tenu moi-même à vous exposer mes sentiments… mûris par l’âge et la réflexion… la vie est un jardin que des fleurs diverses viennent émailler à toutes les saisons ; après la marguerite printanière, le chrysanthème automnal. L’homme n’est pas fait pour voguer tout seul sur l’Océan tourmenté de l’existence, ni la femme pour se dessécher sur le rocher de l’isolement ; en un mot, mademoiselle Éléonore, j’ai l’honneur de solliciter votre main ! »

Mlle Éléonore avait pâli et elle essayait vainement de parler.

« C’est une affaire entendue, dit l’impatient Raoul, qui prit ce silence pour un acquiescement et se leva ; nos deux notaires s’entendront… Régime de la communauté… peut-on visiter la maison ?… la bibliothèque est par là, n’est-ce pas ?

— Insolent ! s’écria enfin Mlle Éléonore, grossier personnage ! venir se moquer d’une faible femme sans défense !

— Plaît-il ? fit Raoul, mais je suis sérieux, très sérieux ! Vous êtes un peu mûre, fadaise ! suis-je un freluquet, moi-même ?… Et mes sentiments sont solides, vous pouvez me croire ; je ne suis pas un papillon qui voltige de rose en rose… et je vous le prouverai ! »

L’effronté Raoul sourit gracieusement à Mlle Éléonore et poursuivit : « Tenez, mademoiselle, voilà vingt ans, trente ans, que votre poétique image hante mes rêves, trente ans que je viens à Pontoise en cachette, la nuit, soupirer sous vos fenêtres…

— Vil imposteur ! Je n’habite Pontoise que depuis six mois, je n’étais jamais jusque-là sortie de Château-Thierry !