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conservé une flamme de bataille et la bouche un rire de dédain, — la momification, en effet, avait été supérieurement faite, — sauf le nez, qui, de profil, paraissait écrasé, ayant été comprimé par les bandelettes aromatisées. La figure était intacte avec sa barbe blonde, sa fine moustache, ses sourcils, ses dents éclatantes, sa longue chevelure et son front aux courbes fuyantes et nobles tailladé sur le milieu comme par un furieux coup de sabre. Sur le sommet de la tête, la peau avait été incisée en croix, et l’épiderme, aujourd’hui parcheminé, décollé de la boîte crânienne, s’évasait piqué de gros fils qui l’avaient maintenu, laissant voir la calotte du cerveau ouverte en lucarne par une scie habile. — Cette tête, à la regarder longuement, apparaissait plus imposante que terrifiante, le temps et la science de l’embaumeur lui avaient donné une superbe patine d’art et les méplats des joues montraient des colorations et des finesses de vieux bronze à la cire perdue.

Nous étions tous muets depuis quelques minutes, laissant à peine filtrer de nos lèvres quelques mots étonnés, et la tête continuait de circuler, lorsque Le général allemand rompit le silence en lançant la question que chacun de nous se proposait de poser au maître de céans :

— Très, très curieuse, mon cher comte, cette momie extraordinaire ! curieuse pour la science, pour l’art, pour l’esprit militaire également, mais non moins curieuse pour l’anecdote, et, qui sait, j’ajouterai peut-être aussi pour l’histoire. Mais ou avez-vous trouvé cette relique bizarre ?

— Il n’y a que vous pour dénicher de telles choses, pour les acheter, pour les conserver surtout, et ne pas craindre de les montrer à vos amis, après un bon dîner. Voyons, narrez nous cela.

— Oui, comte, l’histoire de cette momie ! reprîmes-nous tous ensemble.

— Vous le voulez, messieurs ? le récit ne sera pas long et l’aventure ne vaut que par le résultat ; cependant la voici :


III


Il y a trois ans, en janvier 1879, j’étais allé faire à Nuremberg une de ces chasses au bibelot que j’affectionne tout particulièrement, en mes heures de spleen, surtout en hiver, quand la jolie ville bavaroise montre ses pignons, ses tours, ses portails couverts de neige, et que les étrangers et les pèlerins de Bayreuth ne sont plus là, le Bœdeker en main, pour troubler la paix de ses rues et la solitude nécessaire au véritable chercheur.