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par le grand maître en personne ; j’avais épuisé pour ma part, devant tant de chefs-d’œuvre surprenants, toute la variété de qualificatifs dont je pouvais disposer dans mon enthousiasme, et déjà j’éprouvais cette fatigue si particulière de l’admiration excessive qui nous anéantit parfois, sans que nous en précisions la cause, au cours des visites faites à des musées nationaux. Je feignais donc de regarder et de détailler quelques miniatures, afin de trouver prétexte a un repos et à un silence momentanés, lorsque notre hôte m’interpella :

— Ah ! tenez, cher monsieur, en qualité de Français, voici qui ne va pas manquer de vous intéresser ; ce n’est pas la plus belle, mais peut-être est-ce la plus saisissante pièce de mes curiosités !

Le comte disposa sur la table de milieu une boîte de bois blanc grossier d’emballage, et, d’un épais lit de ouate, il sortit lentement une boule terreuse et parcheminée dont je ne distinguai pas au premier aspect la nature ni les lignes de détail.

— Mais c’est une tête de momie ! s’écria le physiologiste italien, qui déjà s’empressait, la main tendue, pour saisir et ausculter ce crâne noirâtre et chevelu !

— Une momie, vous l’avez dit, interjeta la douairière qui nous avait rejoint, mais une momie chrétienne, messieurs, peut-être la seule qui existe, une momie de gentilhomme français, de guerrier mort il va plus de deux siècles et dont la conservation est belle à faire peur : voyez plutôt.

Nous nous passâmes de main en main, avec un frisson d’horreur mal dissimulé, cette tête de guillotiné dont la section du cou était brutale et maladroite, et qui portait encore, fiché dans la trachée artère, un piquet de bambou semblable à ceux qui maintiennent les crânes des suppliciés exposés publiquement dans les pays d’extrême Orient.

Lorsque ce fut mon tour d’examiner attentivement et de manier ce restant de héros, je fus saisi par l’aspect encore vivant et par la beauté des lignes de ce visage allier, qui avait dû être celui d’un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, et dont on eut dit que les yeux vidés avaient