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et apprécié à la fois des sportsmen, des femmes du monde, des artistes ballerines et de l’Opéra, des archéologues ainsi bien que des érudits, et tous les peintres de la moderne Autriche, Mackart en tête, le citaient volontiers comme le plus généreux Mécène des arts contemporains.

Le comte W*** dans sa somptueuse demeure de Herrengasse, avait, à cette époque, réuni une des plus curieuses galeries d’objets d’art d’Europe. Possesseur d’une immense fortune, allié aux premières familles de l’Empire austro-hongrois, doué d’un flair de bibelotier hors ligne, il accumulait chaque jour sur toute retendue de ses domaines le butin de ses recherches ; car le comte « travaillait dans le grand ».

Il ne se contentait pas d’acquérir au cours de ses voyages des meubles, des tableaux, des statues, des faïences ou des livres rares, il allait jusqu’à entraîner sur ses terres les monuments historiques expropriés ; il se faisait adjuger des portes de villes du Moyen Âge ou de la Renaissance, des fontaines délicatement sculptées par des maîtres du xviiie siècle, des façades de maisons fouillées de sculptures ingénieuses, des margelles de puits munies de leur frondaison de fer forgé, des colonnades de marbre, des frises triomphales, d’antiques verrières de chapelles ; et tous ces glorieux débris du passé étaient convoyés à grands frais sur chemins ferrés jusqu’à ses propriétés du Tyrol ou de la Bohême, ou ils étaient reconstitués avec goût et apparat, apportant leurs silhouettes magnifiques à des combinaisons décoratives d’une grande hardiesse d’invention.

Le comte W*** était un Fouquet moderne, mais dont le souverain ne prenait pas ombrage ; il n’affichait aucun faste écrasant, et si ses écuries étaient réputées par le nombre des pur sang, ses galeries d’art vantées à l’égale des plus princières, on ne pouvait point dire qu’il menât grand train dans les rues de Vienne. Ses équipages étaient sobres, sa livrée sévère, et rien ne désignait avec trop d’excès de couleur ou de dorure son landau armorié au Prater, même à la cérémonieuse promenade annuelle du premier jour de mai sur les belles avenues à peine verdissantes du bois viennois.

Je portai donc, dès mon arrivée, la lettre amicale qui m’accréditait auprès de cet antiquaire distingué, et, le surlendemain, je n’avais garde de manquer à l’invitation aimable du comte me priant à son dîner de cinq heures, après une sommaire visite à ses trésors de peinture et de sculpture, dont je ne saurais parler convenablement en moins d’un volume, car la description de ces merveilles de haut goût se trouve d’ailleurs absolument, il faut le dire, en dehors du sujet principal de cette histoire.