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célèbre : Cherchez la femme. Il me parla du sexe charmant comme un habile général le ferait d’une forteresse dont il connaît les coins et recoins, exprimant avec grâce les différentes manières détraquer la citadelle, émettant des théories si audacieuses, que je ne pourrais, même en voilant mes phrases comme des femmes turques, les raconter ici. — Je fus entièrement séduit par ce vieil Anacréon ; je croyais avoir en face de moi le célèbre Duc de Lauzun donnant des conseils à son petit-neveu, le Chevalier de Riom, tant il annonçait de connaissances approfondies et de crânerie passionnée dans les sujets délicats qu’il avait à traiter.

Cependant, si attrayante que fut la conversation, je ne tardai pas à réclamer du Chevalier Kerhany la faveur de visiter son musée. Il accéda avec la meilleure grâce à ma demande : — « C’est juste ? c’est juste, me dit-il en souriant, je vous retiens ici avec mes billevesées. Passons, si vous le voulez bien, dans la galerie des maîtres. »

Je fus introduit dans une superbe salle éclairée par une vaste baie exposée au nord ; — étourdi un instant par la splendeur des cadres et l’orgie magistrale des couleurs, je ne tardai pas à me remettre, et je pus considérer à mon aise la plus remarquable collection particulière qu’il m’ait été donné de voir. — Il y avait là des Vélazquez et des Murillo, des Titien et des André del Sarte, des paysages éclatants de Ruysdael, de Hobbema et du Poussin, des petites toiles adorables de Terburg, de Metzu, de Van Ostade, de Wouwermans, de Jean Steen, de Van der Meer ; puis, dans un style plus large, des Rembrandt, des Rubens, des Jordaens, des Frans-Hals, des Ribera, des Gérard Dow, ainsi que des Antonello de Messine, des Guerchy, des Léonard de Vinci et des Paul Véronèse. — Il m’eût fallu des journées entières pour rassasier mon admiration ; il me faudrait des volumes pour exprimer les sensations que j’éprouvai. — Je m’arrachai cependant à cette féerie sublime pour faire remarquera l’heureux propriétaire de tant de merveilles que Part plus affadi des maîtres du xviiie siècle ne tenait aucune place dans sa galerie.

« Un moment, un moment, répondit-il, — ceci tuerait cela ; — suivez-moi, vous ne perdrez rien pour attendre, je suis ami de l’ordre dans mes désordres ; suivez-moi, je vais, je l’espère, vous satisfaire. »

Le Chevalier souleva une portière ; nous nous trouvions alors dans Une chambre octogone dont les boiseries blanches étaient sculptées de festons, de guirlandes et de couronnes relevées d’or mat ; une glace immense remplaçait le plafond, et tout à l’entour de la pièce jusqu’à la cimaise étaient suspendus les tableaux du xviiie siècle. — C’étaient, en premier lieu, des portraits de Reynolds, de Gainsborough et des pastels de Latour ; ensuite venaient Vanloo, Baudoin, Boucher, Lancret, Fragonnard, Largillière, Nattier, Dietrich, Le Barbier, L’Epicié et Boilly. — Ce qui donnait un caractère particulier à cette réunion de chefs-d’œuvre, c’était la nature même du choix des sujets : on ne voyait qu’un