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stoïciens, le fameux Sequere Deum. Je m’aperçus en effet que le destin sait nous guider, car, en cette occasion, il ne tarda à me servir à souhait.


II


Je me trouvais un soir dans une de ces grandes fêtes parisiennes, brillantes et tapageuses, chez une artiste célèbre où un de mes amis m’avait conduit. — Presque abandonné dans un petit salon d’un rococo exquis, tout parfumé de couleur locale, renversé dans une quiétude parfaite sur le coussin d’un divan japonais, je me laissais bercer par une valse languissante, dont les accents m’arrivaient affaiblis, comme tamisés par le lointain et les lourdes tentures ; tout en regardant avec distraction un plafond délicieusement composé dans le goût de Baudoin, j’avais presque perdu la notion du lieu ou j’étais céans, lorsque, tout à coup, près de moi, sur le même divan, dodelinant de la tête et marquant du bout de sa bottine vernie le rythme de la danse, je vis, dans l’élégance du frac, le gardénia à la boutonnière, le plastron de chemise tout chargé de diamants, mon mystérieux Bibliomane, le Chevalier Kerhany, qui paraissait, lui aussi, fort peu s’inquiéter de ma présence. — Je ne me demandai pas comment il était venu là sans que je l’entendisse approcher ; je pensai de suite que l’occasion me frôlant de son unique cheveu, je devais le saisir en toute hâte et m’y cramponner ; aussi, toussant légèrement pour éveiller son attention et mieux affermir ma voix :

— Quelle voluptueuse et adorable chose que la valse allemande ! murmurai-je ; afin d’engager la conversation.

— Adorable ! adorable ! dit-il simplement, sans abandonner son laisser-aller de tête et de bottine.

— Il n’y a que Strauss de Vienne, repris-je, pour concevoir et écrire ces motifs entraînants, vifs, colorés, qui fouettent le sang, qui empoignent et font passer un chaud frisson du cœur aux jambes.

— Il n’y a que Strauss, en effet, soupira-t-il comme se parlant à lui-même ;… cependant Gungl’s.

— Ah ! Gungl’s, fis-je, charmant compositeur. — Le Rêve sur l’Océan est une œuvre tournoyante d’harmonie.

— Tournoyante d’harmonie ; oui, pirouettante d’harmonie, me répondit-il avec laconisme, comme fâché d’avoir à me parler.

— Il y eut un silence ; — mon voisin de divan, renversé en arrière, avec une moue d’ennui, sifflotait une sorte de menuet. — Je ne perdis pas courage et fis un nouvel effort :

— Si belle que soit la valse de perfection moderne, hasardai-je, elle