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chez d’autres la maladie se manifeste d’une tout autre façon, par une ardeur de dévouement ou par une exaspération des sentiments militaires d’un vieux sang guerrier, par un besoin de mouvement, de coups à donner ou à recevoir, et ceux-là, au lieu de traîner la pique aux spectacles de la place de la Révolution ou de pérorer dans les clubs, s’en vont à l’année, aux batailles de la frontière…

— N’importe, drôle de maladie, fit Valferrand, que votre maladie républicaine ; je trouve, moi, qu’elle frappe surtout ceux qui n’en sont pas atteints… et assez durement, là sur le cou, jusque ce que la tête tombe !

— Ne nous décourageons pas. Tâchons, messieurs, d’attendre intacts — dom Poirier frappa sur le cou du citoyen Picolet — et sains, que la maladie entre en décroissance et finisse comme elle doit forcément finir ! Tâchons de durer, la bibliothèque et nous, plus longtemps qu’elle, tout est là. Voyons, du nerf, sapristi ! et travaillons quand même… Et que faites-vous aujourd’hui, cher monsieur Bigard ?

— Pas grand’chose, citoyen Poirier : hélas ! à quel libraire pourrais-je proposer maintenant mes Recherches sur les seigneuries religieuses de l’Ile-de-France depuis la première race de nos rois ? je vous le demande ? un travail, hélas ! commencé en 87…

— Et vous, monsieur de Valferrand, taquinez-vous toujours la muse frivole, continuez-vous votre Histoire sainte en énigmes, charades et logogriphes ?

— Chut ! fît Valferrand, voulez-vous me faire guillotiner ? D’ailleurs le libraire qui m’avait demandé cet ouvrage s’est fait sans-culotte ; il m’a proposé quelque chose plus dans le goût du jour : l’Histoire des bons bougres de citoyens romains mise en charades et logogriphes pour la récréation des jeunes sans-culottes… Et j’y travaille ! Ne me blâmez pas, mes bons amis, mes premières pièces ont obtenu un certain succès et m’ont valu mon brevet de bon citoyen, c’est-à-dire cette carte de civisme sans l’obtention de laquelle j’aurais très bien pu faire partie d’une fournée de suspects !… Mais vous, citoyen Poirier, vos travaux ?

— Vont cahin-caha. Au milieu de tous ces déplorables événements, mon cher chevalier, mon Histoire des Conciles n’avance que bien faiblement… toutes les perquisitions faites à l’Abbaye, les inventaires, recollements, bouleversements et déménagements m’ont un peu dérangé mes documents… Je m’y retrouve difficilement et le travail en souffre… Ce n’est pas comme notre ami Caius-Gracchus Picolet, travailleur inébranlable, qu’un tremblement de terre ne dérangerait pas et qui, si la fin du monde survenait, ne poserait la plume qu’à l’appel de son nom dans la vallée de Josaphat, si encore il ne demandait pas au Père Éternel de le laisser emporter ses papiers et sa table de travail au Purgatoire, pour s’occuper pendant les quinze cent mille ans de géhenne qu’il aura certainement à y subir, s’il a le cœur