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La canonnade devient plus furieuse et la fumée augmente ; on ne se voit plus à deux pas. Tout à coup, après une heure encore de cet infernal tintamarre, voici la poussée en avant qui se dessine et la cavalerie qui se lance sur les carrés prussiens en retraite. Sublimes horreurs que j’entrevois par moments, par des éclaircies dans la fumée ! Il faut marcher en avant. C’est éreintant, et si vous croyez que cette canonnade est agréable quand on a une migraine comme celle qui me travaille depuis le matin ! Quel métier, seigneur !

Traversé encore cinq ou six villages en flammes ou démolis par l’artillerie. Je fais des folies, je promets aux gens de leur envoyer comme indemnité quelques-uns de mes plus jolis Sèvres.

La bataille est gagnée. J’en étais sûr depuis le moulin ; je ne suis pas superstitieux, mais j’ai remarqué plusieurs choses : d’abord, c’est qu’il y a presque toujours un moulin dans chacune de mes batailles ; ensuite, c’est que chaque fois que j’y trouve la meunière la bataille est gagnée d’avance tandis que si c’est le meunier qui me reçoit, je suis certain d’avoir mon paquet. Heureusement que presque toujours le meunier est parti se mettre à l’abri.

L’ennemi est dans une déroute épouvantable ; il ne pourra pas, cette fois, dire que cette bataille d’Iéna n’est pas de moi, et que c’est Ricou qui a fait le plan, puisque ce pauvre Ricou est prisonnier.

16 octobre. — Ricou est au quartier général ! L’animal a pu s’échapper des mains de l’ennemi il y a huit jours, et maintenant qu’il n’y a plus de coups à craindre, il arrive ! On va dire encore que c’est lui qui m’a soufflé tous mes mouvements, les gens soudoyés par la perfide Albion vont le répéter par toute l’Europe ! Si encore Ricou était venu avant-hier, il m’aurait bâclé mes proclamations et je n’aurais pas été obligé de trimer, de passer, au lieu de dormir, une bonne partie de la nuit a faire de la littérature, qui n’est pas dans mon genre, encore !

25 octobre. — Tout va bien, je puis considérer la campagne comme terminée… Enfin je vais donc être tranquille, je vais pouvoir, aussitôt rentré chez nous, goûter les joies paisibles de la famille et de la nature !

J’ai reçu hier, avec des pantoufles fourrées brodées par elle, une lettre de Joséphine ; il paraît qu’il y a énormément de lapins dans le parc de la Malmaison. Je chasserai un peu le matin, histoire de me dégourdir les jambes, et l’après-midi, si nous avons encore de belles journées, je lirai Horace en me promenant sous les grands arbres pour faire mes digestions toujours un peu lourdes. Écrire à Joséphine de renouveler le papier des chambres à la Malmaison ; j’avais vu de très jolis échantillons avant de partir, mais je n’avais voulu rien décider. Elle peut aussi acheter pour sa chambre des Tuileries le lit et l’armoire à glace étrusques que