On est bien ici, nous autres soldats, nous aimons ces petites douceurs après les étapes dures ; il y a là-dessus une chanson que je chantais hier soir à la comtesse :
Et c’est tout autant
De pris en passant !
Je réalise en ce moment l’un de mes rêves ! Oh ! la vie ! Depuis que je
suis au service je n’avais jamais eu le temps et je me disais : « Napoléon,
mon pauvre, tu ne connaîtras donc jamais les joies pures de la nature,
tu ne goûteras donc jamais tranquillement
le charme des belles
matinées à la campagne, le parfum
de la fleur, le chant de l’oiseau et
le bourdonnement de l’abeille ! Un
simple laboureur peut se donner
tout ça, mais toi, jamais ! Non, jamais !
Toujours des coups de canon
et le bruit des trompettes de Mars !
Jamais tu ne pêcheras à la ligne,
mon pauvre Napoléon ! Le plus
petit employé à douze cents livres
d’un de tes ministères est plus heureux
que toi… Il vit dans la tranquillité,
tandis que toi tu t’en vas
au loin risquer des coups pour lui
assurer cette tranquillité… » Eh
bien, je me trompais ! je goûte la joie
des champs et je pêche à la ligne !
Nous avons ici une petite rivière
absolument ravissante, qui file sous
les saules et les peupliers ; il y a
du goujon, et je pêche avec la comtesse !
Hier on m’a cherché toute l’après-midi. C’est encore Berthier qui
m’ennuie pour des séries d’ordres à donner. Tant pis ! qu’il me cherche !
Je suis revenu avec une friture que la comtesse a fait peser à la cuisine.
Six livres et demie et tout beau poisson ! quelle journée ! J’ai rimé
sous les saules quelques vers à l’Intention de la comtesse :
Douceur des printemps, ardeur des étés.
Vous êtes dépassés
Par les doux yeux de ma maîtresse.
Vous me mettez moins en détresse.
Rigueurs des hivers,
Que ces yeux pervers
Dont la cruauté follement m’oppresse !