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11 octobre. — Le soldat en campagne a quelquefois de bonnes aubaines. Nous étions arrivés trempés comme des soupes dans un de ces villages à noms si difficiles à prononcer et encore plus difficiles à écrire. De l’eau toute la journée ! j’avais le Danube dans ma botte gauche et la Vistule dans ma botte droite ! Flic ! Floc ! Parlez-moi de l’Italie pour notre métier, du soleil au moins ! J’étais d’une humeur massacrante. Pendant que les soldats essayaient d’allumer leurs feux de bivac en plaine, je prenais mes quartiers dans un petit château, une bicoque… Admirablement reçu ; du feu à rôtir un bœuf, du vin chaud et une satanée comtesse de la Pologne allemande qui vous avait des yeux, mais des yeux à faire flamber des feux de bivac de conscrits rien qu’à les regarder. La comtesse polonaise se montra vraiment charmante, il n’y a pas à dire ; elle envoya ses femmes de chambre pour me retirer mes bottes et m’apporta elle-même les pantoufles de son mari, avec un bouillon servi par ses mains et une bouteille de Champagne. Son mari est un vieux conseiller à la Cour, il est à Berlin ! Bravo, autant de pris sur l’ennemi ! très gentille, cette dame, très gentille ! Je ne dois ma conquête qu’à mon prestige personnel ; la comtesse[1] me prenait pour un simple maréchal. Je vais écrire à Sèvres

  1. Nous supprimons par convenance jusqu’à l’initiale du nom de la comtesse. Chacun connaît ce nom dans la haute société berlinoise. La comtesse a laissé plusieurs enfants, L’un d’eux, général en retraite aujourd’hui, se distingua dans la campagne de 1866 contre l’Autriche, et fut, par ses habiles manœuvres et son audace, le véritable vainqueur de Sadowa. Il ressemblait beaucoup à l’hôte du château de *** en 1806 et il lui fut même, après Sadowa, défendu de paraître à l’armée le menton rase, comme il en avait l’habitude.