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quelque accident en route ? ou bien l’un de ces officiers bellâtres, soutachés et pomponnés, qui caracolent dans les états-majors, serait-il la cause de ce retard ? Les femmes sont si peu sérieuses !


ARMÉE DE PRUSSE
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état-major général
ORDRE DU JOUR


Soldats,
Vous avez commencé aujourd’hui à moissonner de nouveaux lauriers et vous marchez…


Cet imbécile de Ricou, qui me fait mes proclamations dans un assez bon style, est malade et se prétend incapable de rassembler deux idées convenables ! Moi non plus je n’ai pas l’inspiration… L’éloquence militaire n’est pas mon genre, je suis pour le genre simple, je réussis mieux dans le style familier, je tourne très gentiment le couplet, à preuve le Beau Danois qu’Hortense a mis en musique… Je n’ai pas voulu signer à cause de ma position, mais le Beau Danois est de moi et il a encore un assez joli succès, j’ose le dire !

Comment faire ? l’inspiration ne vient pas, ma foi, pas de proclamation aujourd’hui ! Je crois que Ricou fait semblant d’être malade parce que je remets à plus tard de le faire entrer à l’Académie française.

Je viens d’avoir une pique avec Ney, précisément à propos de Ricou. Nous nous sommes chamaillés en dinant, il m’était revenu que Ney ne se gênait pas pour dire que mes plans de campagne et jusqu’à mes mouvements dans les batailles me sont dictés par Ricou, en un mot que Ricou est mon inspirateur caché ; il a même dit « mon Égérie guerrière ! » et que sans Ricou je ne suis rien de plus qu’un bon chef de bataillon, et encore !

Ricou est mon ancien professeur de latin à Brienne ; je l’ai retrouvé en 99, écrivaillant aux gages des libraires, à Paris, c’est-à-dire crevant de faim, et me souvenant qu’il réussissait jadis admirablement l’allocution de Scipion aux légions, je l’ai attaché à ma personne, en qualité d’homme de lettres, pour m’arranger mes ordres du jour et mes proclamations.

Et voilà mes ennemis en Europe, — qui n’en a pas, — des misérables soudoyés par Pitt et Cobourg, et même quelques malveillants de mes armées, les voilà qui prétendent que Ricou, mon ancien professeur à Brienne, — ils ne disent pas de quoi — est un admirable tacticien, un génie militaire comme le monde jusqu’à lui n’en a pas connu, un César, un Annibal, un Alexandre réunis avec un Gustave-Adolphe et un