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où ces chiffres te furent permis. Autant que tu es constant, autant à ton desavantage toute chose est changée. Efface, efface, miserable, ce trop heureux tesmoing de ton bon-heur passé. Et sie tu veux mettre avec ton chiffre ce qui luy est plus convenable, mets-y des larmes, des peines et des morts.

Avec semblables propos Celadon se reprenoit, si quelquefois il s’oublioit en ces pensers. Mais quand la nuict venoit, c’est lors que tous ses déplaisirs plus vivement luy touchoient en la memoire, car l’obscurité a cela de propre qu’elle rend l’imagination plus forte ; aussi ne se retiroit-il jamais qu’il ne fust bien nuict. Que si la lune esclairoit, il passoit les nuicts sous quelques arbres où bien souvent assoupy du sommeil sans y penser, il s’y trouvoit le matin. Ainsi alloit trainant sa vie ce triste berger qui en peu de temps se rendit si pasle et si deffait, qu’à peine l’eust-on peu recognoistre. Et luy mesme quelquefois allant boire à la proche fontaine, s’estonnoit quand il voyoit sa figure dans l’eau, comme estant reduit en tel estat il pouvoit vivre. La barbe ne le rendoit point affreux, car il n’en avoit point encores, mais les cheveux qui luy estoient fort creus, la maigreur qui luy avoit changé le tour du visage, et allongy le nez, et la tristesse qui avoit chassé de ses yeux ces vifs esclairs qui autrefois les rendoient si gracieux, l’avoient fait devenir tout autre qu’il ne souloit estre.

Ah ! Si Astrée l’eust veu en tel estat, que de joye et de contentement luy eust donné la peine de son fidelle berger cognoisant par un si asseuré tesmoignage, combien elle estoit vrayement aimée du plus fidelle et du plus parfait berger de Lignon.


Fin de la Premiere Partie
D’Astrée