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Tircis ; car cette affection fut presque succée avec le laict, et ainsi mon ame s’eslevant avec telle nourriture, receut en elle-mesme comme propres, les accidens de cette passion. Et sembloit que toutes choses à ma naissance s’y accordast : car nos demeures voisines, l’amitié qui estoit entre nos peres, nos aages qui estoient fort egaux, et la gentillesse de l’enfance de Tircis, ne m’en donnoient que trop de commodité. Mais le mal-heur voulut que presque en mesme temps nasquit Cleon dans nostre hameau, avec peut-estre plus de graces que moy ; mais sans doute avec beaucoup plus de bonne fortune, car, dés lors que cette fille commença d’ouvrir les yeux, il sembla que Tircis en receut au cœur des flammes, puis que dans le berceau mesme il se plaisoit à la considerer. En ce temps là, je pouvois avoir six ans, et luy dix, et voyez comme le Ciel dispose de nous sans nostre consentement ! Dés l’heure que je le veis, je l’aimay, et dés l’heure qu’il vid Cleon, il l’aima ; et quoy que ce fussent amitiez telles que l’aage pouvoit supporter, toutesfois elles n’estoient pas si petites, que l’on ne recogneust fort bien cette difference entre nous. Puis venant à croistre, nostre amitié aussi creut à telle hauteur, que peut-estre n’y en a-t-il jamais eu qui l’ait surpassée.

En cette jeunesse vous puovez croire que j’y allois sans prendre garde à ses actions ; mais venant un peu plus avant en aage, je remarquay en luy tant de deffaut de bonne volonté, que je me resolus de m’en divertir : resolution que plusieurs despitez conçoivent, mais que point de vrays amans ne peuvent executer, comme j’esprouvay long temps apres. Toutesfois mon courage offensé eut bien assez de pouvoir pour me faire dissimuler, et si je ne pouvois en verité m’en retirer entierement, essayer pour le moins de prendre quelque espece de