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ne luy pouvoit proceder que de l’opinion du changement de son amitié, tout autre desplaisir n’ayant assez de pouvoir pour luy causer de si tristes et profonds pensers. Mais d’autant qu’un malheur inesperé est beaucoup plus malaise à supporter, je croy que la fortune, pour luy oster toute sorte de resistance, le voulut ainsi assaillir inopinement.

Ignorant donc son prochain mal-heur, apres avoir choisi pour ses brebis le lieu plus commode pres de celles de sa bergere, il luy vint donner le bon-jour, plein de contentement de l’avoir rencontrée, à quoy elle respondit et de visage et de parolle si froidement, que l’hyver ne porte point tant de froideurs ny de glaçons. Le berger qui n’avoit pas accoustume de la voir telle, se trouva d’abord fort estonné, et quoy qu’il ne se figurast la grandeur de sa disgrace teile qu’il l’esprouva peu apres, si est-ce que la doute d’avoir offense ce qu’il aimoit, le remplit de si grands ennuis, que le moindre estoit capable de luy oster la vie. Si la bergere eust daigne le regarder, ou que son jaloux soupçon luy eust permis de considerer quel soudain changement la froideur de sa responce avoit cause en son visage, pour certain la cognoissance de tel effet lui eust fait perdre entierement ses mesfiances ; mais il ne falloit pas que Celadon fust le Phœnix du bonheur, comme il l’estoit de l’amour, ny que la fortune luy fist plus de faveur qu’au reste des hommes, qu’elle ne laisse jamais asseurez en leur contentement. Ayant donc ainsi, demeuré longueinent pensif, il revint à soy, et tournant la veue sur sa bergere, rencontra par hazard qu’elle le regardoit, mais d’un ceil si triste, qu’il ne laissa aucune sorte de joye en son ame, si la doute où il estoit y en avoit oublié quelqu’une. Ils estoient si proches de Lignon, que le berger y pouvoit aisement atteindre du bout de sa houlette, et le dégel avoit si fort grossi son