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donc point de voyage de deux mois, luy dit le jeune homme, et à fin que vous ne perdiez rien, voilà l’argent que vous pourriez gagner ailleurs durant ce temps-là. A ce mot il luy donna quelques pieces d’or dans un papier, et s’en retourna sans passer à la ville, apres toutesfois avoir sceu d’elle, si elle ne marcheroit pas la nuict, et qu’elle luy eust respondu, voyant le gain si grand, que nul temps ne la pourroit arrester.

Dans quinze ou seize jours apres, ainsi qu’elle sortoit de Moin, sur les cinq ou six heures du soir, elle le vid revenir avec le visage tout changé, et s’approchant d’elle, luy dit : Ma mere, le temps nous a deceu, il faut partir, les chevaux nous attendent, et la necessité nous presse. Elle voulut rentrer en sa maison pour donner ordre à ses affaires, mais il ne voulut le luy permettre, craignant qu’elle n’en parlast à quelqu’un. Ainsi estant parvenue dans un valon fort retiré du grand chemin du costé de la Garde, elle trouva deux chevaux avec un homme de belle taille, et vestu de noir, qui les gardoit ; aussi tost qu’il vid Lucine, il s’en vint à elle avec un visage fort ouvert, et apres plusieurs remerciements, la fit mettre en trousse derriere celuy qui l’estoit allé querir, puis montant sur l’autre cheval, s’en allerent au grand trot à travers les champs. Et lors qu’ils furent un esloignez de la ville, et que la nuict commençoit à s’obscurcir, ce jeune homme sortant un mouchoir de sa poche banda les yeux à Lucine, quelque difficulté qu’elle en sceut faire, et apres firent faire deux ou trois tours au cheval, sur lequel elle esoit, pour luy oster toute cognoissance du chemin qu’ils vouloient tenir ; et puis reprenant le trot, marcherent une bonne partie de la nuict, sans qu’elle sceut où elle alloit, sinon qu’ils luy firent passer une riviere, comme elle croit, deux ou trois fois. Et puis la mettant à terre, la firent marcher quelque temps à pied, et ainsi qu’elle pouvoit,