Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/504

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la lune répand sur la scène une lumière douteuse ; frappée d’épouvante, la jeune fille qui entoure de ses bras robustes le corps de son frère est sur le point de pousser un gémissement ; mais elle retient le cri sur ses lèvres, craignant qu’il n’arrive jusqu’aux oreilles des gardiens ; et tout en voulant promener ses yeux autour d’elle, elle contemple son frère, un genou appuyé sur le sol. Le grenadier que tu vois a poussé de lui-même ; ou plutôt les Erinnyes, dit-on, l’ont fait croître sur le tombeau ; si tu cueillais un fruit, maintenant encore le sang jaillirait de l’arbre. Le feu allumé pour la cérémonie funèbre nous offre aussi un aspect étonnant ; il ne s’élève point d’un seul jet ; au lieu de se fondre ensemble, les flammes se séparent et forment des foyers distincts, montrant par là que les deux frères ennemis sont encore tels dans leur tombeau.



Commentaire.


Toutes les circonstances représentées dans ce tableau nous paraissent s’expliquer d’elles-mêmes. Nous voyons un champ de bataille ; c’est en effet après un combat général entre les Thébains et l’armée des Sept chefs qu’eut lieu le combat singulier des deux frères. Il fait nuit ; c’est la nuit qu’avait dû choisir Antigone pour enfreindre les ordres de Créon ; ainsi l’avait compris Sophocle qui fait dire aux gardes, annonçant à Créon que son autorité avait été méconnue : « Dès que le premier garde du jour nous eut révélé le fait, ce fut pour nous une triste surprise[1]. » Dans Sophocle[2], il est vrai, Antigone retourne sur le champ de bataille, à l’heure de midi, à la faveur d’un ouragan qui obscurcit le ciel, pour achever la cérémonie sacrée ; mais entre les deux moments, le peintre n’avait-il pas la liberté du choix ? Euripide couvre aussi des ombres de la nuit l’entreprise audacieuse de la jeune fille[3]. Sur un bas-relief de la villa Pamphili[4], les gardes dorment pendant qu’Antigone soulève son frère ; c’est donc encore là une scène de nuit. Le peintre avait représenté le feu du sacrifice ; Sophocle ne parle que de libations[5] ; mais le feu était employé dans les sacrifices funèbres et particulièrement dans ceux que les Thébains offraient tous les ans aux fils d’Œdipe[6]. Antigone sacrifie aux mânes des deux frères et s’apprête à déposer le cadavre de Polynice dans le tombeau d’Etéocle ; toute une plaine des environs de Thèbes s’appelait Antigone[7], parce que, dit Pausanias, Antigone ne pouvant soulever le

  1. Soph., Antig., 253.
  2. Ibid. v. 405.
  3. Welcker, Tragg., P. 568 ; Hygin, Fab., 72.
  4. Overbeck, Die Bildw. Taf. VI, 9.
  5. Antig., v. 431.
  6. Paus., IX, 18, 3.
  7. Ibid., IX, 25, 1.