Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/227

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l’interroge, pour mieux le tromper, sur les moyens d’exécution, l’écarte sous prétexte d’aller faire ses adieux à sa tante Jocaste qui l’a nourri de son lail ; puis, sans blâmer son père, excusant en lui la faiblesse du vieillard, il annonce au chœur sa résolution de se jeter du haut des remparts dans la caverne du dragon. Incapable d’exprimer cet héroïque mensonge, de montrer la pieuse résistance d’un fils aux ordres de son père, la peinture à dù chercher d’autres moyens de nous intéresser au héros et de rehausser le prix de son sacrifice ; elle les a trouvés dans le contraste entre la mort et la jeunesse, entre la mort et la beauté. Aussi Philostrate nous semble-t-il être entré tout à fait dans la pensée du peintre lorsqu’il nous décrit avec admi- ration les qualités physiques de Ménæcée, et nous montre l’âme abandonnant à regret un beau corps. Rien de plus naturel aussi que ce cri, qui peut tout d’abord, surtout chez un sophiste, sembler une pure déclamation : « Rece- vons, mon enfant, recevons dans le pli de notre robe le sang qui coule de sa blessure. » Par un sentiment qui est de tous les temps et de tous les pays, on a regardé comme précieux, comme digne d’être conservé, le sang versé pour une noble cause et sans espoir de récompense. L’usage de recueillir le sang d’une personne aimée ou admirée était d’ailleurs connu des anciens ; Aristophane l’a parodié dans les fêtes de Cérès et de Proserpine : lorsque Mnésiloque menace de crever l’outre remplie de vin qu’il a dérobée à l’une des femmes, celle-ci, qui la réclame comme son enfant, s’écrie : « Mania, passe-moi la coupe sacrée afin que je recueille au moins le sang de ma fille (1). » Nous étonnerons-nous, d’un autre côté, avec un critique allemand, que Ménœæcée meure avec le sourire sur les lèvres, sous prétexte que l’art grec n’a jamais donné cette expression aux morts ni aux mourants ? L’art grec ne nous paraît pas avoir eu de ces partis pris et, en supposant même qu’une pareille règle eût existé quelque part, l’artiste, dans un pareil sujet, n’eût-il pas été tenté de l’enfreindre et n’eût-il pas fait approuver de tous son audace opportune ? En effet, Ménœcée, qui avait pris sans murmure et si promptement la résolution de mourir, qui avait repoussé si courageuse- ment les chances de salut, dut accomplir son sacrifice avec enthousiasme ; quoi d’étonnant que le visage, même au moment de la mort, ait conservé les traces d’un pareil sentiment ? Un air de sérénité n’eût point suffi pour expri- mer l’héroïsme de Ménœcée ; il fallait qu’on pt lire sur ses traits le contente- ment, le bonheur de l’homme qui délivre sa patrie.

Dans Euripide, le fils de Créon se jette du haut des remparts ; dans le tableau, il se tue avec l’épée, près de l’antre du dragon. La scène ainsi pré- sentée est peut-être moins vraisemblable, puisqu’il faut que Ménæcée sorte en plein jour de la ville assiégée ; mais elle est plus conforme aux lois de la peinture. Ménœcée, suspendu dans les airs, ou gisant la lète fracassée sur

(1) Thesm., v. 154-5.