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amateurs, les sophistes, peut-être même les artistes, quoique la chose puisse paraître étrange (Pline a consulté des ouvrages écrits par des artistes), ont pensé qu’un chef-d’œuvre pouvait être inférieur à la description qu’il avait inspirée[1]. »

Les conséquences d’une semblable théorie sur la puissance relative de l’art et de la parole sont aisées à deviner. L’œuvre d’art n’est point, pour le sophiste ou le poète, la chose essentielle ; ce qu’il se propose avant tout, c’est de montrer que sa parole excelle à peindre. « Allons, dit Himérius[2], je vais à l’aide de la parole peindre le tableau ; car la parole dispose aussi, pour imiter, de couleurs qui lui sont propres. » Ce que cette peinture a de très beau et de divin, observe le rhéteur Eugénicus, c’est qu’elle peut lutter avec la parole elle-même ; comme celle-ci, en effet, elle semble donner aux choses la vie et le mouvement[3]. « Examinez bien, s’écrie-t-il ailleurs, si mes paroles restent au-dessous du spectacle que vous avez sous les yeux[4]. » Les pères de l’éloquence chrétienne ne sont pas plus étrangers à ce sentiment que les rhéteurs : « Je consens à être vaincu par vous, par vos tableaux qui représenteront les hauts faits de ce martyr, » s’écrie saint Basile exhortant les peintres à représenter la vie et la mort de saint Barlaam[5]. De

  1. Il n’est question ici, bien entendu, que d’un chef-d’œuvre, car si l’œuvre d’art est médiocre, comme le fait très bien remarquer Falconet avec sa rectitude habituelle de sens, les vers peuvent valoir mieux qu’elle. Certaines descriptions de Diderot sont supérieures, comme littérature, à certains tableaux, comme peinture. Fromentin s’est étonné de voir des littérateurs de mérite commenter ou décrire des pauvretés artistiques dans un langage souple et coloré, bien supérieur au talent du peintre. En un certain sens même, on comprend la comparaison littéraire entre un chef-d’œuvre et la description de ce chef-d’œuvre ; par exemple, la grâce, ὤρα, était la principale qualité d’un ecphrasta ; c’est l’éloge que Suidas donne à Pamphile et aussi à Philostrate ; mais les ouvrages d’Apelle se distinguaient aussi par la grâce. La phrase de Pline signifierait donc que les épigrammes consacrées à l’éloge de Vénus Anadyomène étaient encore plus gracieuses, dans leur genre, s’il était possible, que cette Vénus elle-même. C’est une question de mesure ; mais les sophistes, dans leur amour de la parole, et leur outrecuidante confiance en ses ressources, ne s’expriment pas avec cette réserve.
  2. Ecl. XIII.
  3. M. Eug. II, éd. Kayser, p. 133.
  4. Ibid., 5 ; K, p. 163.
  5. Homel., 18. Voir Bayet, Recherches, p. 62 et la note de la page 63. On trouve-