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UNE VIE BIEN REMPLIE

ne gagnait aussi que trente sous. C’était incompréhensible de voir une ville où il y a de si beaux hôtels, fréquentés par des gens riches, étrangers pour la plupart, où on voit à chaque instant de beaux équipages ; tout ce monde enfin dépense l’or sans compter, et à côté de cela l’ouvrier ne gagnant que tout juste pour manger du pain sec. Je vais citer un exemple de cette misère des petits. Ne pouvant aller ni à l’hôtel ni au plus modeste restaurant, vu mon modeste salaire, je prenais mes repas avec cinq autres ouvriers ; moyennant soixante centimes par jour, nous avions à chaque repas, midi et soir, une soupe à la graisse, une assiette de haricots ou de pois secs avec une couenne de cochon ; nous fournissions notre pain. Sur les six pensionnaires, j’étais le seul qui buvait du vin à douze sous le litre.

C’était un propriétaire qui nous donnait pension ; l’homme n’avait que 30 ans, sa femme environ 25, et ces gens, pour cinq francs par mois, me donnaient un lit dans leur chambre. Une sorte de pupitre ou de prie-dieu séparait les deux lits ; le leur avait des rideaux, le mien pas ; le mari se couchait le premier et soufflait la lumière quand sa femme était prête à se mettre au lit. Ceci montre à quel point il fallait que ces gens aient besoin pour se condamner à une gêne pareille. De mon côté, j’étais aussi très gêné ; on le comprendra sans peine.

Ils avaient en pension leur cousin, ouvrier tailleur très capable, gagnant deux francs par jour ; il était fiancé depuis un an ; le mariage devait se faire dès qu’il aurait de quoi acheter l’indispensable pour se mettre en ménage, les parents de la jeune fille ne pouvant rien acheter et le jeune homme n’ayant pu mettre encore de côté l’argent nécessaire.

J’ai vu à Pau des courses bien curieuses, nommées « courses ossaloises », pour hommes et dames. Sur une pelouse d’environ 200 mètres de circonférence, on mettait des roses tous les trente ou quarante mètres ; des femmes, en courant, et ayant une cruche pleine d’eau sur la tête, devaient ramasser ces fleurs sans laisser tomber leur cruche ni renverser l’eau. Pour les hommes, le parcours était plus long et, en courant, ils devaient ramasser des œufs ; un poids de cinq kilogs, qu’ils avaient dans un carnier, leur faisait perdre l’équilibre en se baissant ; aussi beaucoup d’entre eux tombaient : c’est ce qui amusait le plus les spectateurs.