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UNE VIE BIEN REMPLIE

un fossé de la route et adossée à une levée de terres qui l’encaissait. C’était, selon la réflexion de mon ami, une vraie maison de vieux, bien à l’abri du vent du nord ; les propriétaires étaient assis devant leur porte ; ils nous dirent tout de suite que nous ayant vu venir de loin, et ayant reconnu M. Cadoret, ils étaient venus s’asseoir là en déjeunant, pour avoir le plaisir de causer en passant avec le parisien, plaisir bien rare pour eux, car ils sont quelquefois toute une semaine sans voir personne de connaissance avec qui ils puissent causer ; mais mon ami esquiva la conversation cherchée en disant que je mourais de faim et que sa cuisinière allait le gronder parce qu’il était déjà en retard. Nous vimes seulement que leur déjeuner se composait de cornichons en tout et pour tout, lesquels nageaient dans une écuellée de vinaigre que la femme tenait sur ses genoux.

Mon ami ne put s’empêcher de leur dire que ce n’était pas trop fortifiant (ils paraissaient avoir environ 70 ans). La femme répondit : « Vous avez ma foi bien raison ; ça ne vaut pas un morceau de salé, mais y en a qui n’en ont pas tant, et pis, le soir, nous mangeons une bonne soupe aux légumes, faut donc pas se plaindre. »

Mon cher ami, tu vois dans ces vieux braves gens ce qui peut s’appeler des malheureux, mais cette misère n’est pas sale, sordide come on le voit à Paris, la maison et le jardin sont à eux, cela vaut en tout environ cinq à six mille francs ; ils ont mis vingt-cinq ans peut-être pour faire cet achat, car avec ses journées d’homme à tout faire, et la femme faisant les lessives chez les autres, l’on ne met guère de côté ; enfin, ils avaient un fils travailleur comme eux, qui avait une bonne place à Paris ; il aida à payer ce qu’ils redevaient sur la maison ; malheureusement pour eux, il est mort et depuis quinze ans environ, ces bonnes gens vivent du produit des quelques journées que fait l’homme par-ci par-là ; le gain ne va pas à 300 franes par an, c’est bien peu.

Pour terminer sur leur compte, il y a deux ans, leur chèvre était sortie de son toit sans être aperçue, avait grimpé la pente et broutait dans un champ de luzerne appartenant aux messieurs du château. Le garde-champêtre dressa procès-verbal ; le paysan alla au château, s’offrant à payer le dégat qui était, à dire d’expert, de 0 fr. 15 à 0 fr. 20